Elle s’était promis que ça devait arriver à la prochaine lune bleue. Va savoir pourquoi. Comme un appel, un instinct.
D’ailleurs, c’est ainsi que tout a commencé. Par un appel.
Deux journées de camping sauvage au Bic.
En dévalant le sentier boisé qui menait de la tente à la plage, le panorama proposait une baie farouche, dont la large langue d’eau venait lécher les assises de hautes montagnes en falaises.
L’enfant l’attendait, dévoilé par la marée basse, taillé en bas-relief dans une pierre presque rectangulaire, aux contours arrondis par l’inlassable mouvement des eaux. L’imposant écrin de roc semblait avoir été déposé là par quelque dieu fatigué, reposant bien au centre d’une modeste plage en demi-lune. Faisant dos au fleuve, le profil accroupi de l’enfant levait sa lourde tête, en tendant les bras vers le soleil, et semblait vouloir bondir hors de sa grise prison.
Voilà. C’est à ce moment que tout a basculé. Évelyne avait ressenti un choc, dont la vibration semblait s’être répercutée jusque dans son ADN. Elle savait. Il fallait à tout prix sortir de la pierre et rejoindre le soleil. Courir sur l’eau, caresser le ciel.
Aujourd’hui, en parcourant les champs, elle réalise que les signes étaient là depuis longtemps, mais qu’elle n’avait juste pas su les lire.
Il faut dire, à sa décharge, que passer les trente plus belles années de sa jeunesse, enfermée dans une boite à bureaux, sur la grève de bitume et de béton d’une artère commerciale de banlieue, embrouillerait l’esprit le plus perspicace.
Les murmures, derrière les cloisons, la condamnaient au qualificatif peu flatteur, mais plus poli, d’originale. On la laissait tranquille – pour ne pas dire qu’on l’ignorait – parce qu’elle bossait dur et qu’elle se dévouait totalement, sans jamais se plaindre ni réclamer d’aide. Évelyne s’était accommodée de ce statut social, plus près de la plante verte que du collègue de travail, car cette invisibilité lui offrait une autonomie autrement inatteignable.
Ses enfants n’ont pas compris le soudain volte-face qui, par un beau jour d’été, juste après les vacances, a mis le feu à toutes leurs certitudes. Maman ne serait plus là pour garder les petits-enfants, pour distribuer les tartes aux pommes et les conserves de betteraves, ni pour écouter les complaintes téléphoniques ou recoudre les bords de pantalons. Qui donc allait préparer la dinde de Noël et les tourtières, dont on connaît, de sources sûres, les vertus d’unification familiale? Sans elle, tout risquait de se disloquer. Mais il était trop tard pour pleurer sur son sort, LA mère avait foutu le camp, sans promesses de retour.
Pourtant les signes étaient là. Écris en vert et bleu partout. Bleus et verts les vêtements; les murs de son petit appartement; les meubles; les bibelots; la vaisselle; la literie; les tapis; les armoires…mais pas le chat…enfin presque…
À présent, si l’envie prenait à Évelyne d’être coquette, elle pourrait s’habiller aux couleurs de l’arc-en-ciel sans risquer de plonger dans d’obscurs abysses de déprime. Les couleurs de son monde intime n’ont plus d’importance puisqu’enfin, sous ses yeux, se déploient quotidiennement des bleus de ciel et de mer et des verts de forêts et de prairies à perte de vue.
Ici aussi, pourtant, dans le rang huit de Sainte-Angèle-de-nulle-part, on la trouve originale. Sa maigre silhouette aux longs cheveux blancs, flottant dans d’informes vêtements; son sourire omniprésent mais impersonnel ; et ce regard si particulier qui semble traverser les êtres et les choses pour rejoindre un univers intime. Comme une sorcière des contes anciens, recluse dans les bois, silencieuse et mystérieuse.
Pourtant, elle ne mange pas les petits enfants…
Elle vit sobrement, dans un vieux Winnebago, qu’un veuf du village, par pitié ou par trop plein de solitude, a accepté de lui louer en échange d’une maigre part de son chèque d’aide sociale. Le véhicule, tout droit sorti des années soixante-dix, a troqué ses roues pour une parure de rouille et s’est étendu paresseusement dans un racoin d’un ancien territoire de chasse. Une excroissance en bois a poussée sur son flanc : maisonnette aveugle, trouée seulement d’une cheminée de vieux poêle à bois et d’une porte sans verrou. Il y a l’eau du puits et l’électricité, quand il ne vente pas trop, mais la toilette se fait au lavabo, et les nécessités de la nature s’assouvissent dehors, dans le back-house de vielles planches qui jouxte l’ensemble de l’installation. Pas de télévision, pas de téléphone, rien qui puisse la relier à la vie urbaine.
Quand elle doit aller au village, elle emprunte la voiture du veuf et fait les courses pour deux.
Ça fait cinq ans, déjà. Non pas qu’Évelyne tienne un calendrier, mais les saisons, quand on a le temps de les voir passer, créent un rythme facilement mesurable.
Et ce soir, c’est un rare soir de lune bleue. La treizième pleine lune du cycle.
Chapeau de paille sur la tête, elle traverse les champs de ce paysage de montagnes et de vallons. De grosses balles de foin, roulées en cylindres bien dodus, parsèment les arpents fraîchement rasés et dégagent des parfums oisifs d’herbe mouillée.
– Peux-tu croire, se dit-elle à voix haute, que j’ai payé ce fichu chapeau cent cinquante dollars ? Fallait vraiment que je sois folle. Un chapeau de paille en pleine ville ! À quoi ça sert ? En tous cas, au moins, là, il résiste à toutes les intempéries…
Le grand soir arrive et pourtant les pensées d’Évelyne sont simples. Quand elle a tout quitté pour venir ici, son cerveau a laissé derrière elle le réseau complexe des angoisses et des grands enjeux.
Comme une peau de serpent qui glisse sur le sol.
Inconsciemment, elle attend ce moment depuis cinquante-cinq ans. Son être le réclamait à grands cris ravalés, transformant la sève en fiel et empoisonnant son sang. À présent il circule dans ses veines un fluide limpide et pur, surchargé d’oxygène et d’exaltation.
La douce chaleur de septembre réchauffe les parcelles de terre qui ont échappé à la fauche et regorgent de fleurs indigènes aussi variées que colorées. Les insectes donnent la réplique aux oiseaux. Tout est calme.
Le veuf est en visite chez sa fille, à Montréal. Le monde appartient à Évelyne pour quelques jours.
Le soleil commence à décliner, badigeonnant le ciel de grandes flaques rosées…
Elle se sent lasse, tout à coup. Comme si on avait accroché, à ses frêles chevilles, tout le poids du monde. Il lui faut pourtant faire un effort supplémentaire et se rendre au bout de la terre, jusqu’à la lisière de la forêt. Elle s’arrête un instant pour secouer ses jambes, tentant de les débarrasser de leur poids imaginaire. Repoussant son chapeau du revers de la main, elle le laisse virevolter jusqu’au sol. Il sera inutile à présent.
La terre monte en pente douce, jusqu’à culminer en un sommet qui offre une vue, à couper le souffle, sur les montagnes et les terres avoisinantes. Si difficile de croire qu’autant d’espace inexploité puisse encore exister. Bien qu’elle connaisse par cœur ce paysage sauvage et infini, dans chacune de ses courbes et multiples replis, elle ne peut s’empêcher d’être transportée par un sentiment de profonde béatitude : l’impression d’entrer dans une vaste et fabuleuse cathédrale.
Devant elle, un mur d’arbres laisse entrevoir une fente plus claire, un interstice pour permettre l’entrée des voyageurs. Elle s’engage donc dans le sentier, dégagé de main d’homme, qui serpente dans la pénombre. Il n’y a pas de mots pour décrire ce passage des grands espaces vers l’intimité enveloppante des bois. Évelyne ralentit le pas pour se laisser pénétrer, cette fois, par ce sentiment opposé de sécurité et d’apaisement. Quand elle atteint enfin la trouée, elle sait qu’elle est réellement chez elle. Ce soir, nul besoin de lanterne. Le vieux hamac se balance doucement dans la brise et elle s’y installe confortablement.
Le silence est habité de bruissement d’ailes et de craquements, du chuchotement des feuilles caressées.
De la poche de sa veste, elle sort un flacon de Whisky et s’envoie quelques rasades, dans un grand soupir de plaisir.
Elle ferme les yeux et respire profondément.
Son esprit se met à errer librement et retourne à la plage rocailleuse du Bic, à l’enfant dans la pierre. Dans l’escarpement d’une falaise, elle se souvient du profil massif de ce visage d’homme, sculpté à même la montagne, semblant veiller de loin sur tous les enfants du fleuve et du ciel.
Puis, soudainement, les images sont envahies par des cris; curieux et angoissant mélange de hurlements de loups, d’aboiements de chiens et de pleurs humains. Cette complainte ensorcelée s’élève sournoisement des profondeurs boisées qui l’entourent.
Évelyne sait que ce sont les coyotes. Lentement, elle ouvre les yeux pour observer l’obscurité qui a laissé place à la lumière de la lune bleue. Cette dernière, dans sa lente montée, a atteint le bout de ciel qui déchire le plafond de la canopée. La trouée ressemble à une scène de théâtre obscure, illuminée d’un faisceau blanc en son centre.
Son cœur bat plus rapidement et ses pupilles se dilatent. Elle fixe un point, dans l’enchevêtrement des arbres, d’où émane le son d’une respiration difficile. Quelque chose progresse dans le bois et se dirige vers elle. Peu à peu, elle discerne une haute silhouette d’homme dont la tête rejoint presque les plus hautes branches des conifères. Il semble peiner sous le poids d’un fardeau trop lourd.
Lorsqu’il émerge dans la lumière, l’homme-montagne dépose, avec précaution, l’immense roche qu’il portait. Du côté qui fait face à Évelyne, une silhouette semble se débattre et s’agiter jusqu’à s’extraire du bloc qui la retenait. L’enfant de pierre, libéré, tend alors les bras vers le géant qui le soulève en riant pour le montrer à la lune. Puis, tendrement, il le ramène vers sa poitrine et l’enlace, dans un frottement de pierre et de bois, qui prend les accents d’une berceuse. Il tourne alors la tête vers Évelyne, qui l’observe, et plonge son regard dans le sien avant de lui adresser un clin d’œil complice.
Évelyne éclate de rire et les coyotes reprennent leur appel démentiel….
Alors, elle referme les yeux et se laisse tomber, tomber encore, jusqu’à atteindre le ciel et la lune…